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Bruno Lautier : Le bonheur conjugué du concept et de la métaphore

Rédouane Taouil, Université de Grenoble Alpes


Une liberté de ton faite d’acuité intellectuelle et de compétence impressionnante, d’inquiétude et de plaisir à pratiquer le concept et le phrasé littéraire. Tel est le sentiment qu’inspire immanquablement Bruno Lautier à son auditeur ou à son lecteur dont il fait, grâce à la vivacité de son style, son fidèle et patient interlocuteur.  Arpenteur exigeant de livres, il surprend souvent par l’envergure de ses multiples connaissances, la profondeur de ses vues et l’originalité de ses idées qui viennent souvent mettre à mal à bien des égards le  savoir établi.
Depuis sa thèse de troisième cycle sur l’épistémologie de l’économie politique jusqu’à ses écrits sur les politiques sociales,  Lautier a produit une œuvre animée par un esprit d’examen attentif à fouiller les argumentations, à repérer les apories et à pointer des ouvertures, et par une visée  soucieuse d’un traitement méticuleux de son domaine d’investigation privilégié, la relation salariale. Au fil des temps, il a exploré avec une finesse à nulle autre pareille, ce domaine à travers les thématiques de la famille, de l’éducation, du capital humain,  du statut de la force de travail, de l’économie informelle, de l’Etat ou de la citoyenneté sociale. Incomparable esthète, il associe avec bonheur des registres littéraires et  philosophiques en se référant au roman « Le voleur » de George Darien,  à l’Esthétique de Hegel, à des calembours de Jean-Luc Godard, à la pièce de théatre, Lapin chasseur, au Traité de l’idiotie de Clément Rosset, aux Grundrisse de Marx, …ou encore au Journal des Débats.
Sous sa plume, les métaphores, les tropes comme les enquêtes conceptuelles et l’histoire sont mises au service d’une critique de la vocation performative de l’Economie qui dérive de sa capacité à modeler  les représentations et à métamorphoser le monde. Les travaux sur le consensus de Washington en acte sont une des belles illustrations de cet angle de regard. Dans ses travaux individuels ou comme dans ceux coécrits avec Ramon Tortajada, avec Françoise bourgeois, Andrée Kartchevsky-Buloprt,  ou  avec Annie-Cott ou autres , cette critique, qui prend la forme de mises en question, de déconstructions et de reformulations à de nouveaux frais selon les canons de la rigueur analytique, incarne le comble du positif. Qu’on songe à l’application qu’il en fait  à l’hégémonie des choix rationnels instituée par Gary Becker et étendue  par Hernando de Soto à l’informel, au  discours de l’ajustement structurel ou aux représentations du marché du travail.
L’œuvre de Lautier appartient dans son ensemble à la tradition des Lumières et de son représentant au XIXème siècle, Marx, dont le trait insigne est de combiner diverses perspectives en Economie politique en entretenant des rapports de filiation avec le questionnement philosophique sur les fondements du lien social. Sous ces aspects, elle ne possède pas de ressemblances de famille avec l’ambition pluridisciplinaire que caressent à intervalles réguliers maints économistes. Pareille ambition débouche souvent, selon lui, sur la juxtaposition de problématiques où les concepts se côtoient indifférents les uns aux autres ou sur l’extension de l’empire de l’Economie  en sciences  sociales.
« Les philosophes en Amérique sont aussi rares que les serpents en Norvège » écrivait George Stanley Hall en 1879. Par ces temps de thèses assistées par ordinateur où les techniques sont utilisées sans conscience théorique et de recherches s’apparentant de plus en plus, comme l’affirme Pierre Laszlo, à un jeu de mots fléchés, il  est à craindre fort que des enseignants-chercheurs  comme Lautier deviennent aussi peu nombreux que ce reptile, au pays natal de Veblen.

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